Quelques photos, quelques écrits sont tout ce qui reste de ces trois hommes, avec le souvenir que nous avons d’eux. Annie GIRET est la petite fille d’Amédée, et Serge BEAUREGARD le petit-fils d’Albert qui, en 1947 devint maire de Curac et le resta jusqu’en 1963. Tous deux ont connu leurs grands-pères, qui sont sortis blessés mais vivants de cette guerre. Ils ont eu la chance de ne pas se faire tuer dans les tranchées du Pas de Calais ou de l’Argonne, de ne pas être « portés disparus » comme ces trois autres hommes dont les noms figurent parmi ceux des morts de la commune, et désormais aussi sur « L’anneau de la mémoire » récemment inauguré par François Hollande au Mémorial de Vimy : Emile DAMOUR disparu le 28 septembre 1915 près de Neuville-Saint-Vaast (62) ainsi qu’Albert JOLY et Léon PÉROT, disparus sur le champ de bataille de Bapaume (62) le 28 août 1917.
Cette guerre est à la fois lointaine et proche.
Lointaine car cela fait 100 ans, un siècle. Et quel siècle ! Marqué moins de 21 ans après la fin de ce qu’on pensait être la « Der des ders » par une autre guerre mondiale (60 millions de morts), les massacres de masse, les camps de concentration et 2 bombes atomiques. Et tant d’autres guerres sur la planète. Et tant de bouleversements de tous ordres, dans le monde et dans notre société. Il ne reste aujourd’hui plus aucun ancien combattant de 14 vivant.
Mais elle est proche aussi car 100 ans, c’est seulement 3 générations, et nombre de lecteurs de ce bulletin se souviennent, comme Annie GIRET et Serge BEAUREGARD, de leurs grands-pères. Je me souviens des miens, qui tous deux combattirent à Verdun et tous deux furent blessés. L’un en parlait, l’autre non, comme beaucoup de ces braves gens jetés par la guerre dans une horreur dont on ne se remet pas, même quand on y survit. Le grand-père paternel de mon mari, Alsacien enrôlé de force par l’armée allemande, fut tué dès le début de la guerre lors d’une charge à cheval. Leur souvenir reste vivant à travers nous. La mémoire que nous avons d’eux est précieuse autant qu’elle est fragile – qui se souvient même du nom de ses arrières grands-parents ? Il importe que nous veillions sur elle, et qu’elle soit transmise.
D’Amédée BOISSONNET et d’Albert BEAUREGARD nous restent ces photos, aimablement prêtées, ainsi que de Gaston GONGÉ un précieux Journal de guerre trop vite interrompu, dont voici des extraits :
Août 1914 :
« (…) Marche de nuit très pénible sous une pluie battante. Nous arrivons dans un pays à 2h du matin. Cantonnement d’alerte aujourd’hui. Nous repartons. Premier combat à Roubaix, Pas-de-Calais. Quelle salade bon Dieu ! De la mitraille comme quand on sème. Nous avons 13 morts et 11 blessés. Nous emportons les positions ennemies pas trop mal, le soir. Marche de nuit. Nous arrivons en cantonnement d'alerte au matin. Marche dans le brouillard. Les Prussiens nous attendent, bien retranchés. Voici le premier obus. Quelle hécatombe ! Notre artillerie anéantie. Heureusement arrive une autre division, attaque, ce qui les oblige à garder leur position. Là c'est sûr, une fameuse alerte transforme le champ de bataille en désert. Nous battons en retraite sur Arras. Ce n'est pas beau. »
Septembre 1914 :
(…) « La forêt de Compiègne est en face de nous. Les combats vont se livrer. Nous sommes le 14 et toujours dans l’Oise. Ici, on est sous les coups de la mitraille depuis le matin 10h, et il est 2h du soir. En ai-je vu du mauvais temps ! Pas de sommeil. Pas de nourriture. Marcher et se battre. Et sous quel ciel. Toujours de l’eau, et de l’eau. Toujours plus de chemin. Des bourbiers, ou canonniers, convoyeurs et fantassins périssent à qui mieux mieux. Nous sommes sous les feux des marmites. Un seul coup dans un village nous coûte 37 hommes. Heureusement que c’est un obus perdu et qu’il n’y en a plus qui tombent. Nous cantonnons dans ce village. Dans l’église. Pas de sommeil. Il faut ranger. Et aller chercher les vivres. Et les faire cuire. Lundi combat. Marche de nuit. 15 septembre : nouveau combat. Le 16 aussi. Les compagnies sont petites. Notre capitaine est mort hier, d’une balle à la tête. C’était un brave. Que sera demain ? »
« La journée n’est pas finie. Il n’y a plus d’habitants. Tous ont fui devant cette horde de sauvages qui se bat bien. Et ce n’est pas comme on nous racontait. »
« Ci-joint une photo d'un des quatre chevaux tués à mon côté. Le ventre et les quatre pattes coupées dont une a été projetée à 20m, passant au travers d'une tente. »
(…) « Le 19 et le 20, combat. Et nous touchons pour la dernière fois des vivres. Nous ne toucherons rien jusque mercredi matin. Que faire ? Se battre, se mouiller, rien dans le ventre. Ce n’est pas drôle. On n’a plus la force d’aller à la bataille tant on est épuisés. Dimanche, lundi, mardi : combat. Que sera demain ? J’ai faim. Le pain ne se jette plus. Tout le monde souffre, les valides comme les blessés. Les Allemands sont durs à déloger. J’espère qu’avec le temps nous y arriverons. Nous ne sommes vainqueurs ni vaincus. Nous tenons depuis 10 jours autour du même pays. »
(…) « Le génie a creusé des tranchées. Nous sommes à 500 mètres des lignes allemandes. Le brouillard nous glace. C’est l’hiver qui commence, 28 septembre. »
(…) « Ce matin 28, départ. Nous allons, dit-on, direction Crépy-en-Valois. A 4h du matin. Contre-ordre : nous rentrons au cantonnement, et regardons le défilé de la division pour défiler avec eux pour un duel d’artillerie. Tout cela est vraiment la guerre. Le champ couvert de morts. Il y en avait, et là des malheureux. Et l’on parle d’humanité devant ce carnage voulu par deux hommes. Et le monde ne compte plus. Toujours dans les tranchées. Avancer tout le temps. Mais lentement nous pourrissons sur la paille humide. (…) Que sera demain ?
Ce demain est venu, servant la mort dans notre compagnie. Mon meilleur camarade est blessé mortellement, Pialat. Et ses deux cousins sont tués. Et plusieurs blessés. Enfin le lendemain on va au repos. On y reste 5 jours. Et voilà la vie, 10 jours de combat, et 5 de repos. » (…)
Avril 1914 :
« Nous portons du bois en première ligne toute la nuit. Tout le monde est fatigué. Il faut marcher quand même. Je me demande ce que sera la nuit prochaine.
La voilà, cette nuit.
Pour un jour de Pâques, c’est un triste jour de fête.
On doit porter encore du bois en deuxième ligne. On finit quand même à 21h30. On nous dit d’aller nous coucher, ceux qui vont à la soupe. Car il y a encore un voyage à faire.
Mais je me demande si ça doit durer longtemps comme ça.
On doit aller en deuxième ligne et je me demande encore une fois ce que sera cette nuit car il pleut et je me demande ce qu’on va devenir.
On est quand même à nos places. Il est 11h du soir.
Enfin on nous laisse tranquilles le reste de la nuit.
Les 6 et 7 il pleut. On a assez à faire à nettoyer les boyaux.
Enfin on nous laisse tranquilles pour la corvée de bois la nuit. Pourvu que ça dure.
Mais il pleut toujours et nous voilà au 8. Et je souhaite que ça finisse bientôt. » (…)
Gaston CONGÉ était né le 14 décembre 1887. Il est mort le 4 mars 1962.
La paysannerie française (on pourrait même extrapoler à la paysannerie européenne) fut saignée à blanc par cette guerre et ne s’en remit jamais.
A la veille de la première guerre mondiale, il y avait presque 350 000 habitants en Charente (les chiffres de 1911 se montent exactement à 347 061).
A la veille de la seconde, presque 40 000 mille habitants de moins (chiffres exacts de 1936 : 309 279).
Cela fait exactement 70 ans (1944-2014) que le territoire français n’a pas connu de guerre – les guerres d’Indochine et d’Algérie, menées au nom de la France, se sont déroulées hors du territoire. Historiquement, c’est sans précédent. Jamais, de toute notre histoire, nous n’avons connu une aussi longue période de paix. Mais la paix, c’est comme la démocratie : ça n’est jamais gagné une fois pour toutes. Il faut se garder de l’illusion que « ça n’arrivera plus jamais ». Se souvenir de 14, ce n’est pas se gargariser de discours et d’images. C’est se souvenir par exemple que, comme le raconte monsieur LÉGER, instituteur à Aignes, « le premier août 1914, vers cinq heures du soir, la plupart des gens furent avertis, par le son de la cloche, que la mobilisation générale était décrétée. En effet quelques instants auparavant, la gendarmerie de Blanzac était venue en apporter la nouvelle au maire. Plus tard, la nouvelle fut confirmée dans tous les villages, par le tambour, qui apposait également les affiches spéciales. La première impression fut, pour tout le monde, une profonde stupéfaction car personne ne croyait la guerre possible. »
Anne ORTH (B.M déc. 2014)
NB : vous-même avez en votre possession des documents témoignant de cette guerre et de ses conséquences sur la vie des habitants de Curac (photos, cartes postales, lettres, écrits de tous ordres) ? Bienvenue ! S’il se trouvait assez de matière, nous pourrions même envisager un supplément spécial au Bulletin.